Peut-on vraiment espérer lutter contre le réchauffement climatique sans décroissance ? Faut-il tirer un trait sur les hausses du PIB connues jusqu’à présent ? Si politiques et économistes ne tombent pas toujours d’accord, tous semblent se rejoindre sur un point, celui d’amorcer la transition par une alternative à notre modèle économique.

En 2020 les mesures de confinement prises par les gouvernements pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 entraînaient une baisse de 7 % des émissions de CO2 d’origine fossile, soit 2,4  milliards de tonnes. Au plus fort de la crise, celles-ci chutaient même d’environ 17 % par rapport à 2019. Un record pourtant loin d’être suffisant pour répondre à l’urgence climatique. Pour atteindre d’ici à 2050 la neutralité carbone prévue par l’Accord de Paris sur le climat, il faudrait qu’en 2030 la totalité des émissions carbone passe de 41 à 23 gigatonnes par an. Si, dans un monde où l’économie connaît une contraction historique, les émissions demeurent encore bien trop élevées, est-il réaliste de concilier dans les années à venir croissance économique et écologie ? Peut-on croire à une augmentation constante et illimitée du PIB quand les ressources ne sont, elles, pas infinies ? N’est-il pas trop tard pour changer de modèle ?

Ceux qui y croient 

Nombreux sont les dirigeants et spécialistes à s’être exprimés sur le sujet. Pour les gouvernements et les institutions, climatosceptiques mis à part, un autre modèle de croissance est possible. En changeant notre manière de produire et de consommer, nous pourrons lutter contre le réchauffement climatique. D’où l’importance, par exemple, que prend le sujet dans les plans de relance européens. Au moins 37 % des mesures des programmes des pays de l’UE devront poursuivre des objectifs climatiques. "On doit remettre l’ambition écologique au cœur du modèle productif", affirmait cet été Emmanuel Macron devant la Convention citoyenne pour le climat (CCC). Le président de la République qui précise croire "à la croissance de notre économie" s’est félicité que la CCC ne prône pas pour y parvenir un modèle de décroissance, contrairement à certains écologistes. Une bonne nouvelle pour Alain de Serres, directeur adjoint de la division des études politiques au sein de l’OCDE : "Sur le climat et l’environnement en général, il est tout à fait possible de maintenir la croissance tout en assurant la transition vers une économie faible en carbone."

"On doit remettre l’ambition écologique au cœur du modèle productif"

Différents travaux accréditent cette thèse. On pense à la courbe de Kuznets selon laquelle la croissance serait nocive pour l’environnement dans les premiers stades du développement. Puis, au-delà d’un certain seuil de revenu par habitant, elle entraînerait une amélioration de la qualité de l’environnement. En accentuant nos efforts, nous pourrions atteindre le point où la croissance devient verte.

Baisse du PIB ne rime pas avec écologie

L’expérience de la décroissance semble montrer ses limites. On le constate avec la crise liée à la Covid-19 : une baisse importante du PIB ne ralentit pas suffisamment le réchauffement climatique mais va faire tomber davantage de personnes dans la pauvreté. Affaiblis, certains pays pourraient laisser de côté, au moins à court terme, la question de la préservation de la planète. "L’histoire montre que les économies en déclin ne sont ni propres ni efficientes dans l’utilisation de leurs ressources", explique Dimitri Zenghelis de l’Université de Cambridge dans une note publiée par Lombard Odier.

Revenir aux fondamentaux

La question ne fait toutefois pas consensus chez tous les économistes. En 2019, trois chercheurs publiaient une tribune dans Le Monde. Pour François Briens, Timothée Parrique et Vincent Liegey, il faut en finir avec le mythe de la croissance verte. "Cette stratégie  (…) repose fondamentalement sur le concept de ‘découplage’ entre croissance et impacts environnementaux, c’est-à-dire l’hypothèse selon laquelle il serait possible de faire croître continuellement le PIB tout en réduisant de manière généralisée l’empreinte écologique liée aux activités économiques." Or, selon eux, les rares cas de découplage paraissent insuffisants au regard des enjeux. Il serait nécessaire de faire le deuil de ce concept de croissance verte et d’arrêter d’orienter les politiques publiques sur la question. Les auteurs proposent des alternatives : "Mettre l’accent sur la frugalité, le sens des limites, la convivialité et le partage (du travail, des ressources et des richesses) au travers de modèles socio-économiques alternatifs." Pourquoi le thème de la décroissance prend-il de plus en plus de place dans les débats ?

"La croissance c'est le bien-être, l'économie, à la base, ça sert à ça"

Pour le comprendre, il faut se pencher sur les fondements de l’économie. À quoi sert-elle ? "La croissance c’est le bien-être. L’économie, à la base sert à ça, donc il faut revenir aux fondamentaux", affirmait Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques lors des rencontres économiques d’Aix en 2020. Pour certains spécialistes, le système fonctionne mal. La croissance est au rendez-vous mais les inégalités subsistent, voire se creusent, même dans des pays redistributifs comme la France. "La décroissance appelle à sortir de la production infinie pour retrouver le sens de la mesure", déclare l’économiste Serge Latouche, chantre de la décroissance, dans une interview au Monde.

Redéfinir la croissance

En réalité, ces différents spécialistes disent au fond la même chose : la croissance, oui mais pas telle que nous la connaissons. Il faut trouver une alternative pour faire prospérer nos économies tout en préservant la nature. Ce qui explique pourquoi la question de la définition de la croissance est régulièrement posée : ne doit-on prendre en compte que la hausse du produit intérieur brut ? Est-il encore un bon indicateur à l’heure de la dématérialisation ? "L’instrument de mesure le plus simple, et dont on se sert, est le PIB. Mais on peut trouver une meilleure définition de la croissance qui prenne davantage en compte le bien-être et la croissance intangible", estime Alain de Serres. L’économiste cite l’exemple de Wikipédia. Si l’encyclopédie en ligne a contribué à la diminution des ventes des ouvrages papier et donc à un ralentissement de la croissance du secteur, elle permet à un plus grand nombre d’accéder à la connaissance, probablement en polluant moins.

Dans la même veine, Erwann Tison, directeur des études de l’Institut Sapiens, prend l’exemple du vélo, comme alternative aux taxis. Recourir au premier n’est pas comptabilisé à sa juste valeur. "Pire encore, l’effet d’éviction dans cette consommation alternative pourrait être synonyme de destruction de valeur (la non-course de taxi) et donc de décroissance, alors que les bénéfices pour l’usager seront observables à long terme (meilleure forme et meilleure santé grâce à la pratique sportive), écrit-il dans un rapport. Il est donc difficile d’apprécier une économie qui se digitalise uniquement à l’aune de la croissance de sa production." D’ailleurs, les études mesurant la différence entre le PIB d’un pays et son ressenti par la population montrent le fossé qui sépare les deux indices dans un territoire comme les États-Unis. Pour Erwann Tison, "revoir nos indicateurs, notre définition de la richesse et la mesure de sa création est ainsi indispensable pour prendre en compte les effets générés par l’économie sociale et solidaire, mais aussi pour donner de nouveaux objectifs et politiques au corps social."

"L'histoire montre que les économies en déclin ne sont ni propres ni efficientes dans l'utilisation de leurs ressources"

Finitude des ressources énergétiques

Outre cette question de la définition, les défenseurs de la décroissance mettent en avant la finitude des ressources énergétiques. Interrogé sur le sujet lors des rencontres d’Aix, l’ingénieur Jean-Marc Jancovici rappelait que le PIB était le fruit du travail des gens et de l’utilisation des ressources naturelles. Alimentée par de l’énergie, les machines ont permis de décupler les capacités de production des hommes. Or, depuis 2007, et les premières tensions liées à l’approvisionnement en pétrole, l’économie serait, selon lui, en "contraction". "Il y a une limite qui ne dépend pas de nous et notre économie repose sur l’extraction et la mise à la poubelle de ressources non renouvelables." S’adapter devient essentiel, qu’on le veuille ou non. Un constat partagé par Alain de Serres : "Croissance et écologie sont parfaitement réconciliables mais cela ne se fera pas sans une transition plus ou moins difficile, qui dépendra des politiques mises en place. Aussi terrible soit-elle, la crise actuelle nous offre l’opportunité de faciliter cette transition."

Les investissements nécessaires à un changement de modèle pourraient eux-mêmes contribuer à la croissance

Pour parvenir à une croissance moins gourmande en CO2, il faut investir dans des projets qui ne seront pas forcément consommables ou utilisables sur le court terme, comme d’importants programmes d’infrastructures ou dans la recherche. Les pays développés doivent également partager leurs connaissances technologiques pour que les territoires moins avancés ne passent pas par toutes les étapes de la croissance, consommatrices de CO2 .

Innover

Le rôle des gouvernements est clé pour enclencher le mouvement. Ils doivent montrer l’exemple et peuvent proposer des aides à la rénovation énergétique des bâtiments ou encore à l’utilisation de véhicules plus propres. "On observe une accélération du développement des voitures électriques. Mais il faut que l’électricité elle-même soit basée sur les énergies renouvelables. Or on doit encore travailler pour mieux stocker ces sources d’énergie", poursuit Alain de Serres. La nouvelle croissance économique passera par l’innovation et la connaissance. Rien d’étonnant à ce qu’en 2018 le prix Nobel d’économie ait été attribué à Paul Romer et William Nordhaus, deux professeurs américains dont les travaux concilient croissance et lutte contre le changement climatique sur fond d’innovation.

Les investissements nécessaires à un changement de modèle pourraient eux-mêmes contribuer à la croissance. Selon l’ONU, la transition vers une économie verte pourrait générer jusqu’à 26 000 milliards de dollars d’ici à 2030 et 65 millions d’emplois dans l’économie bas carbone, soit l’équivalent de l’ensemble de la main d’œuvre du Royaume-Uni et de l’Égypte. Les recettes publiques augmenteraient, quant à elles, de 2 800 milliards (l’équivalent du PIB de l’Inde) grâce à une réforme des subventions et de la tarification du carbone. Autre avancée, et pas des moindres en cette période où les questions de santé ne quittent plus le devant de la scène : la lutte contre le changement climatique permettrait d’éviter 700 000 décès prématurés dus à la pollution de l’air. Pour respecter l’Accord de Paris, les pays vont devoir accélérer la mise en œuvre de leurs plans. Bonne nouvelle, les États-Unis reviennent dans la course. De quoi redonner un peu d’espoir.

Olivia Vignaud

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