Sur le papier, la gestion des successions au sein des entreprises familiales se distingue assez peu de celle des sociétés non familiales. Repérer et faire grandir les talents, savoir s’entourer, trancher au bon moment... La seule vraie différence ? L’actionnariat familial. Un détail humain qui peut tout changer.

Emblématique groupe du CAC 40, LVMH attire les regards quand il s’agit d’évoquer la succession au sein des entreprises familiales françaises. Tous les indices permettant de savoir qui prendra la suite de Bernard Arnault sont scrutés à la loupe. Le premier intéressé ne laisse rien au hasard. Celui qui a toujours suivi de près le parcours scolaire de ses enfants les promeut régulièrement à des postes opérationnels et transverses. Objectifs ? Que Delphine, Antoine, Alexandre, Frédéric et Jean fassent leurs armes et disposent d’une vision à 360 degrés du groupe. L’emblématique patron fait en sorte que chacun soit traité de la manière la plus égale possible, ce qui rend difficiles les pronostics quant à son choix final.

Un marathon

Si chaque entreprise familiale est un cas à part, la nécessité de préparer les successions sur un temps long s’avère nécessaire et est entrée dans les bonnes pratiques. Selon une étude publiée en mars par KPMG, les processus de transmission des ETI familiales françaises s’inscrivent dans la durée : 6 à 10 ans en moyenne. "Cela s’explique tant par l’environnement juridique et fiscal que par les enjeux relationnels et managériaux d’une transmission", précise le document. En tout, 50 % des dirigeants interrogés affirment qu’ils se destinaient à reprendre l’entreprise familiale et, parmi eux, 70 % ont choisi leur formation dans ce but. "La dimension humaine est essentielle dans un processus de transmission et exige de l’anticipation, ne serait-ce que pour acculturer une nouvelle génération aux réalités de l’entreprise", est-il écrit dans l’étude.

"Toutes les entreprises savent que la transmission est un moment à haut risque"

Ce n’est pas Caroline Ruellan, présidente fondatrice du cabinet SONJ Conseil, qui dira le contraire. "Les transmissions réussies sont celles pensées dans le temps", martèle-t-elle. Et d’expliquer : "Il n’y a pas une recette miracle. Toutes les entreprises savent que la transmission est un moment à haut risque. Ce qui fonctionne bien en général ? Faire en sorte que la jeune génération prenne conscience très tôt que les fonctions de direction constituent des droits mais surtout des devoirs." Car, si de l’extérieur appartenir à une famille d’entrepreneurs peut être considéré comme un cadeau, celui-ci se mérite. D’où l’intérêt de comprendre vite les rouages de l’entreprise en commençant par le début de la chaîne de valeur avant de grimper les échelons, voire de faire ses armes à l’extérieur pour apporter de nouvelles compétences à l’entité.

Mélange des genres

La problématique est d’autant plus importante pour l’économie hexagonale que, sur les 5 400 ETI que compte la France, 70 % ont un actionnariat familial et qu’une ETI sur deux est amenée à être transmise ou cédée dans les dix prochaines années, selon KPMG. "La gouvernance constitue vraiment le cœur du réacteur en ce qu’il organise l’exercice du pouvoir, souligne Caroline Ruellan. Il n’y a pas une bonne gouvernance absolue mais une gouvernance adaptée à un instant t pour une entreprise."

La difficulté réside dans le mélange des genres. "Il y a un tropisme de l’entreprise familiale, laquelle réunit deux terrains qui, de prime abord, n’ont pas vocation à se rencontrer, l’affectio familiae et l’affectio societatis." Cette capacité à savoir à la fois imbriquer et séparer les différentes réalités est également mise en avant par Pierre Deheunynck, directeur général associé chez Ricol Lasteyrie. Pour lui, les membres de la famille doivent savoir dans quels cadres ils interagissent. Il explique : "Il y a trois postures à différencier : la gouvernance (c’est-à-dire les représentants des actionnaires), la direction de l’entreprise avec les dirigeants et la position familiale (fils, père, sœur, neveux, etc.). Il est fondamental de mettre en place des rituels et des processus afin d’organiser les conversations en connaissant la posture actionnariale, de direction ou familiale dans laquelle les échanges opèrent." La famille est invitée à définir les cadres dans lesquels elle échange : réunions hebdomadaires ou déjeuners pour évoquer la société, vacances en famille, week-ends pour réunir les actionnaires, etc.

Regards extérieurs

L’aptitude à bien s’entourer s’avère également capitale. Des conseils extérieurs, qu’ils soient juridiques, financiers ou spécialistes de la gouvernance, permettent de prendre de la hauteur, de dépassionner les débats voire de trancher entre les uns et les autres lorsque c’est nécessaire. "Il y a une erreur, presque grossière, que les entreprises familiales ne doivent pas commettre : nommer des amis au conseil d’administration, insiste Caroline Ruellan. Cela veut dire qu’à un moment donné vous privilégiez la loyauté aux compétences. Les entreprises familiales ont besoin de s’entourer de gens qui leur disent ce qu’il est parfois difficile d’entendre."

Savoir s'effacer

Si les représentants des nouvelles générations au sein des entreprises familiales l’évoquent avec plus ou moins de pudeur, la manière dont s’effacent leurs prédécesseurs compte pour réussir une succession. Cela ne sous-entend pas que les anciens dirigeants doivent partir du jour au lendemain ou ne pas donner leur avis, cela veut dire qu’il faut laisser aux nouvelles têtes, à un moment donné et de manière très claire, les coudées franches ou un espace pour se réaliser. Certains dirigeants annoncent la couleur en amont et tirent leur révérence quand l’entreprise va bien ou, au contraire, quand ils sentent qu’elle arrive à un point de bascule où le renouveau s’avère nécessaire.

"Beaucoup d’entreprises, y compris non familiales, échouent à mener à bien le processus de succession pour des raisons principalement humaines"

"Beaucoup d’entreprises, y compris non familiales, échouent à mener à bien le processus de succession pour des raisons principalement humaines, remarque Pierre Deheunynck. Les dirigeants n’arrivent pas à transférer les responsabilités de direction, les raisons en sont multiples, rarement reconnues." Or, pour mener leurs stratégies, les nouveaux dirigeants ont besoin de légitimité. Une légitimité qu’ils acquièrent, certes, par leur travail, mais aussi grâce aux symboles, comme lorsque les anciens dirigeants laissent leur bureau à leur successeur, ou lorsqu’ils ne prennent plus les appels de ceux qui contestent les décisions des successeurs. Il est aussi conseillé aux patrons-fondateurs de réfléchir à "l’après entreprise" afin de ne pas se sentir inutiles lorsqu’ils lâchent les rênes. 

Le facteur humain

Les dirigeants doivent également se montrer suffisamment lucides pour acter quand aucun héritier n’a suffisamment d’envie ou ne dispose pas des compétences indispensables pour reprendre l’opérationnel. "Le processus d’évaluation et le développement des compétences des personnes ayant du potentiel sont les mêmes qu’on soit dans une entreprise familiale ou non. En revanche, il est plus difficile pour un père de dire à son fils ou à sa fille qu’il n’a pas l’expérience ou le profil pour diriger l’entreprise", explicite Pierre Deheunynck.

Souvent, lorsqu’une nouvelle génération échoue, c’est parce qu’elle a été mal préparée ou que le dirigeant a été mal choisi. La capacité des entrepreneurs à préparer leur succession est le gage que celle-ci se déroulera dans les meilleures conditions possibles. Outre la formation des dirigeants potentiels, ceux qui sont à la manœuvre peuvent nommer aux côtés de leurs enfants ou neveux des personnes expérimentées qui seront des numéros 2 mais surtout de vrais bras droits. Un regard extérieur s’avère utile afin de construire un projet. Des outils sont également à la disposition des dirigeants, comme les chartes familiales qui permettent de mettre tout le monde autour de la table et de créer un ciment de valeurs pour l’entreprise de demain. Les dirigeants font parfois le choix de céder leur entreprise tout en conservant un actionnariat familial ou d’installer à la tête de l’entreprise un non-membre de la famille en attendant que les descendants soient en mesure de prendre la tête de l’organigramme.

Les héritiers doivent se sentir libre de mener à bien leur stratégie. Parmi les exemples emblématiques en la matière, celui de Danone. À la fin des années 1970, Antoine Riboud cède à des Britanniques l’activité historique de l’entreprise familiale – la verrerie – pour se concentrer sur l’agroalimentaire, là où il savait pouvoir faire monter en puissance le groupe. Son but ? Faire vivre le trésor familial autrement. "Il y a l’idée qui a été développée au Canada, ‘la circus company’, explique Pierre Deheunynck. Sur le modèle du cirque du Soleil, les acteurs changent, les thèmes évoluent, les spectacles sont différents. Pour autant, le cirque continue à exister."

Globalement, les points d’attention pour transmettre ou reprendre une entreprise familiale sont les mêmes que pour une entreprise non familiale. "La différence réside dans le poids relatif de chaque ingrédient", souligne Pierre Deheunynck. La capacité des groupes familiaux à gérer le temps long fait leur force mais nécessite aussi, dans ce même laps de temps, de ne pas négliger le futur de la gouvernance.

Olivia Vignaud

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